Gamin, fou de livres et
d'exploration, en voyageant avec Tintin, René Caillé, Indiana Jones (même si,
alors, je n'étais plus tout à fait gamin !) ou avec Malraux, je rêvais de
Macchu Pichu, de Petra, de Tombouctou ou d'Angkor...
Mon père, ton grand-père Clem,
m'avait initié à ces voyages immobiles, lui qui durant la guerre écrivit deux
livres d'exploration : "L'homme et la tente" et "Pirogues et
pagaies" ... sans jamais sortir des bibliothèques parisiennes et des
collections du musée de l'homme ...!
Macchu Pichu ? Nous avions eu
la chance, en 1979, d'y passer une pleine journée sans autres touristes que
nous, une grève générale isolant le site du reste du monde. Tombouctou n'a plus
de place qu'à la rubrique politique étrangère...Petra ? Peut-être un jour !
Mais Angkor semblait si loin,
dans ce pays ravagé par 20 années de guerre civile... Pourtant, nous y sommes
et découvrons ce site de 400 km2 dans lequel se dissimulent -plus ou moins
bien- des centaines de temples (et des milliers de touristes !).
Construits entre 600 et 1400,
réalisant à travers les siècles une synthèse un peu iconoclaste entre
bouddhisme et hindouisme, dans laquelle Shiva, Vishnu et Bouddha se côtoient
dans la plus grande harmonie, loin des rois hindouistes qui faisaient
disparaître les effigies de Bouddha, loin des batailles entre khmers, chinois,
thais et chams, batailles contées dans le détail par d'immenses bas-reliefs,
racontant aussi la vie de tous les jours, à différentes époques...
De la qualité de la roche
utilisée -essentiellement du grès-, de l'exposition aux aléas climatiques, de
l'envahissement par la végétation mais aussi de la période, dépendent la
finesse et la sensibilité de chaque monument, mais le charme opère dans tous ceux
que nous avons vu, nous ramenant à des images de jungle tentant d'absorber une
civilisation sans y parvenir... Peut-être comme les sinistres khmers rouges
avaient tenté d'anéantir un peuple entier...
Angkor ? Quelles images
retenir ?
Angkor Vat emblématique,
immense et majestueux qui s'affiche fièrement sur le drapeau national... ? Le
Bayon où les 4 têtes de Vishnu sont représentées en majesté 54 fois (5+4=9),
soit 216 visages (2+1+6=9)... ?
Le Ta Prohm, un des temples où, depuis des centaines d'années, la végétation a
repris sa place et où les fromagers sont devenus parties intégrantes de
l'édifice, ne permettant presque plus de distinguer l'œuvre de l'homme de celle
de nature...? Banteay Srei, le petit temple des femmes, à 30 km des grands
sites, si émouvant au lever du soleil, si finement sculpté et dans lequel la
présence des moines en robe safran nous rappelle que nous sommes des touristes
dans un lieu sacré ?
Un réel bonheur d'avoir pu
passer 3 jours au milieu de ces merveilles malgré la quantité et la diversité
des touristes (Halte aux "selfies" et aux photos de sourires niais
encadrés de doigts en V sur fond de merveilles millénaires !), malgré les
sites pour la plupart non terminés et passablement abîmés par les années, la
pollution, y compris celle des touristes, la nôtre... mais que les khmers
rouges ont -miraculeusement ?- épargnés.
Malraux, tu eus sans doute tort de voler ces sculptures au Banteay Srei , mais
fus-tu le seul ? En tout cas, ni le premier, ni le dernier... ! Mais, ta Voie
Royale m'avait fait rêver... et aujourd'hui, la réalité est à la hauteur de mes
rêves !
Et surtout, merci à mon père,
grâce à lui et à travers ses livres et son importante documentation j'ai appris
à connaître -un peu- et à aimer ces civilisations...
Alain
Merci Alain ! Nous rajoutons à ton article un extrait du livre de Loung Ung – D’abord,
ils ont tué mon père (p84) :
« Le site d’Angkor Vat,
plus de 250km² couverts de temples, a été édifié à partir de IXème siècle par de
puissants rois khmers. Ces monuments élevés à leur propre gloire ont été
terminés trois siècles plus tard. Au XVème siècle, après une invasion siamoise,
Angkor Vat fut abandonné, livré à la jungle, et oublié jusqu’à ce des
explorateurs français le redécouvrent au XIXème siècle. Depuis, les temples
éprouvés par des batailles, avec leurs splendides statues et sculptures de
pierre et leurs tours à étage, comptent parmi les sept merveilles du monde.
Je me souviens que, serrant
très fort la main de papa, j’ai parcouru avec lui les larges couloirs
décrépits. Les murs des temples sont décorés de magnifiques sculptures représentant
des scènes de batailles et de la vie quotidienne de temps lointains. Les
escaliers antiques sont gardés par de gigantesques animaux de granits :
lions, tigres, nagas à huit têtes, éléphants… Des dieux en grès à huit bras assis
en tailleur sur des fleurs de lotus veillent sur les bassins des temples. Sur
les murs couverts de lianes de la jungle, des milliers de belles apsaras aux
gros seins d’une rondeur parfaite, les reins ceints d’une simple bande de
tissu, sourient aux visiteurs. Levant les bras, j’entoure de mes mains un des
seins divins, sentant sous mes paumes la pierre rugueuse et fraîche ;
prise d’un fou rire soudain, je retire prestement ma main pour me couvrir la
bouche.
Papa me conduit vers une
partie du temple où les arbres sont aussi gros que notre maison, et si hauts
qu’ils semblent toucher le ciel. Les troncs tordus, les racines, les lianes
s’enroulent autour des ruines comme de gigantesques boas constrictor, broyant
et avalant les pierres qui ont basculé. Se tenant sur les marches branlantes,
il me soulève jusqu’à la bouche noire du temple, semblable à une caverne.
« C’est là que vivent les dieux, dit-il à voix basse. Si tu les appelles,
ils répondront. » Craintivement, j’humecte mes lèvres et crie :
« Chump leap sursdei, dthai pda ! » (Bonjour les dieux !)
puis j’entoure de mes bras la jambe de papa lorsque les dieux me
répondent : « Dthai pda !
Dthai pda ! Dthai pda ! ».
Khouy [son frère] dit que,
dans ce temple, les soldats [Khmers Rouges] ont mutilé les animaux-gardiens,
brisé ou détaché les têtes des dieux, tiré des balles dans leurs corps sacrés.
Après la destruction des temples, les soldats ont parcouru la région pour
trouver des moines et les forcer à se convertir à l’Angkar. Ceux qui refusaient
étaient tués ou envoyés dans les champs de mine. Pour échapper à
l’extermination, de nombreux moines ont laissé pousser leurs cheveux et se sont
cachés dans la jungle. D’autres se sont tués lors de suicides de masse. Les
moines s’occupaient des temples et les entretenaient. Ils sont de nouveau
livrés à la jungle. Je me demande où vont aller les dieux maintenant que leurs
maisons ont été détruites. »